Le Japon est un "insecte à la recherche d’un pare-brise" écrivait en 2011 l’investisseur américain John Mauldin. En 2013, il me semble que le pare-brise a été identifié et qu’il se rapproche à grande vitesse.
Le Japon marche très loin devant nous, en éclaireur de la faillite collective. Il serait logique – en l’absence d’autre événement perturbateur comme, par exemple, des émeutes et des résultats électoraux déroutants dans d’autres pays – que le krach obligataire qui menace les grands pays surendettés débute au Japon.
La bulle obligataire est actuellement proche de son paroxysme. Plus aucune voix audible ne dénonce les maléfices de la création monétaire. Les dithyrambes sur l’excellence de la politique de Shinzo Abe confinent au grotesque.
Ils me rappellent les éditoriaux de 2011 commis par les économistes keynésiens pour lesquels la catastrophe naturelle dont était victime le Japon était une chance. Un tremblement de terre puis un raz-de-marée suivis d’un accident nucléaire allaient permettre à l’économie de rebondir. D’autant que la riposte keynésienne (pardon néo-keynésienne) parfaite avait suivi : 15 000 milliards de yens (132 milliards d’euros) d’injection de liquidités créées à partir de rien par la Banque du Japon (BoJ).
Florilège de l’époque :
– "Un choc économique qui sera suivi d’un rebond. […] L’impact sur la croissance devrait rester faible sur l’ensemble de l’année", Le Temps, le 15 mars 2011.
– La reconstruction "apportera un supplément de croissance. En conséquence de quoi, cette année, le PIB nippon a des bonnes chances de progresser de 2%", Klaus Baader, co-directeur de la recherche économique de Société Générale Corporate & Investment Banking, dans Les Echos le 16 mars 2011.
– "L’économie du Japon, qui a été frappée en mars par un violent séisme et un tsunami, devrait ‘fortement rebondir’ a indiqué lundi le porte-parole du groupe des principales banques centrales, Jean-Claude Trichet, à l’issue d’une réunion à la Banque des règlements internationaux (BRI)", TF1 news le 9 mai 2011.
Heureusement que le ridicule ne tue pas, peu d’économistes survivraient. Chez les keynésiens, si vous démolissez quelque chose, l’activité économique qui en découle est capable de créer beaucoup plus de richesse que la perte de ce qui a été détruit. C’est le célèbre sophisme de la vitre cassée décrit par l’économiste Frédéric Bastiat dans Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas.
Dans la même veine, si vous payez des gens à creuser des trous et à les reboucher, c’est bon pour l’économie et tout le monde y gagne.
Mais revenons au Japon, l’île de tous les excès dans le domaine de la dette et de la déflation, avec un petit rappel :
– 1986-1987 : le Japon baisse son taux directeur de 5% à 2,5% pour contrer l’appréciation du yen face à un dollar qui s’écroule.
– 1985-1989 : l’indice Nikkei triple, les prix de l’immobilier s’envolent et la masse monétaire gonfle de plus de 10% par an. En 1989, l’ensemble de l’immobilier japonais était évalué à 24 000 milliards de dollars, soit quatre fois la valeur totale de l’immobilier américain !
– 1989-1990 : la BoJ pratique cinq hausses successives de ses taux, jusqu’à 6%.
– 1990 : effondrement du Nikkei. Après avoir atteint 40 000 points en décembre 1989 (avec des ratios cours/bénéfices de 80 !), l’indice japonais perd 80% de sa valeur.
Aujourd’hui, il est à 13 600 points. Classique gonflement et dégonflement de bulle. Effondrement des banques. On sort alors la trousse à outils keynésienne pour améliorer les choses.
Poursuivons :
– 1992-1995 : mise en oeuvre de mesures de relance financées par la dette à hauteur de 65 500 milliards de yens.
– 1998 : doses supplémentaires de shoot keynésien avec 40 600 milliards de yens en infrastructures.
– 1999 : dose supplémentaire de 11 000 milliards de yens. Le bétonnage, les routes vers nulle part et les ponts n’enjambant rien n’ont bien évidemment pas sauvé le Japon.
– 2012 : impression massive de yens pour la reconstruction du pays dévasté.
– 2013 : la BoJ déclare qu’elle imprimera autant de yens que nécessaire pour que l’inflation atteigne 2% – soit 60 000 à 70 000 milliards de yens par an. Le Nikkei gagne près 50% depuis le début de l’année.
Cette impression monétaire équivaut à 60 milliards de dollars par mois, les Etats-Unis imprimant de leur côté 85 milliards de dollars par mois.
Aujourd’hui, la dette publique japonaise représente 235% du PIB. 70% des nouvelles émissions sont achetées par la BoJ. Le bilan de la Banque du Japon gonfle donc. C’est devenu la mode depuis 2008 de parler des bilans des banques centrales. Par "bilan", comprenez les "actifs douteux" que les banques centrales acceptent de prendre en pension contre de l’argent qu’elles font surgir du néant.
Explications. Vous êtes banquier et vous avez une créance douteuse qui vous enquiquine. Vous êtes presque certain que l’emprunteur ne remboursera pas et, du coup, cette perte pourrait entraîner votre faillite.
Vous allez donc, vêtu de votre plus beau costume sombre, au guichet de votre banque centrale. Le guichetier examine de façon très approfondie votre vilaine créance et décide que finalement, oui, elle vaut la peine d’être "prise en pension". Il appuie alors sur sa touche magique "EDIT" et vous crédite de l’argent correspondant à votre créance. Vous disposez de cet argent pendant tout le temps de la "prise en pension". Voilà, la vie de banquier est belle, belle, belle…
Le bilan des banques centrales, c’est donc le placard où sont rangées toutes ces belles créances douteuses. Dans ce placard figurent aussi les vieilles obligations souveraines dont les banques commerciales ne veulent plus parce qu’elles ont besoin de cash, ainsi que les obligations fraîchement émises sur lesquelles le marché ne s’est pas goulûment jeté.
Le PIB du Japon pèse 6 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB total de la France de l’Italie et de l’Espagne.
Alors demandez-vous une chose : ces centaines de milliards de yens imprimés pourront-ils aider Sony à inventer l’équivalent de l’iPhone ? Transformer des retraités frugaux en consommateurs enfiévrés ? Empêcher la population japonaise de vieillir ? Evidemment, non.
Donc l’Abenomics (puisque l’on nomme ainsi la politique de Shinzo Abe) est a priori inutile, comme toutes celles qui l’ont précédée. Mais, plus intéressant (pour nous), elle pourrait s’avérer beaucoup plus nuisible que les précédentes : "A moins que le Japon ne puisse avoir une croissance économique beaucoup plus rapide, l’expérience radicale de relance d’Abe créera un surendettement et un excédent de liquidité tels qu’ils conduiront le système financier à la faillite et déclencheront probablement l’hyperinflation". Anatole Kaletsky, GKReserach, The Arithmetic of Abenomics – 16 mai 2013
Vous devez vous souvenir de deux choses importantes en matière d’obligations souveraines :
1. Les pays empruntent in fine, c’est-à-dire que durant la durée de vie de l’obligation, ils ne remboursent que les intérêts. Le principal est remboursé à la fin, lorsque l’obligation arrive à maturité.
2. Les pays ne remboursent jamais leur dette qui enfle toujours. Ils la roulent, c’est-à-dire qu’ils émettent une nouvelle obligation pour rembourser une vieille obligation qui arrive à échéance.
Dans ce contexte, dites-vous que le marché obligataire japonais est particulier : près de 90% de la dette est entre les mains japonaises et seulement 10% des titres sont vendus à l’étranger. Vous pouvez considérer que le flottant est donc très réduit.
Par ailleurs, la Banque du Japon achète 70% des nouvelles émissions. Cette particularité tient à trois facteurs :
1. les Japonais économisent beaucoup,
2. les fonds de pension souscrivent,
3. et le Japon exporte plus qu’il n’importe (sa balance commerciale est excédentaire).
Mais ce très bel équilibre est en train de vaciller car désormais :
1. Les Japonais économisent moins. Leur taux d’épargne est maintenant de l’ordre de 2%, en baisse continue depuis 1992. Ne croyez pas que ce soit parce que les Japonais se sont transformés en cigales dépensières. Simplement, ils vieillissent.
2. Les Japonais vieillissent : en 2030, 30% de la population aura plus de 65 ans. Les fonds de retraite perçoivent de moins en moins de cotisations et doivent verser de plus en plus de rentes.
3. La politique du yen faible fait plonger la balance commerciale dans le rouge. C’est bien beau de vouloir faire plonger sa monnaie mais quand on n’a pas de pétrole et que les centrales nucléaires sont à l’arrêt, ça finit par coûter cher. Comme il ne vous a pas échappé que la croissance mondiale ralentissait, les gens se jettent moins sur les gadgets de Sony et le marché automobile n’est pas florissant.
L’euthanasie des retraités japonais ?
Glissez-vous dans la peau d’un gestionnaire de fonds de retraite japonais. L’objectif affiché de sa banque centrale est 2% d’inflation. Le rendement des obligations japonaises est en dessous de 1%. Comment va-t-il pouvoir payer des pensions en étant sûr de perdre de l’argent ? Il doit donc vendre ses obligations.
Là, cher lecteur, je vous entends penser, "tout ça n’a aucune importance. Il suffit à la banque du Japon d’imprimer encore et 後は野となれ山となれ (après nous le déluge)".
Mmmmm, non. Pas si vite. Notre gérant de fonds japonais ne souscrit plus aux nouvelles émissions de son pays et vend les anciennes.
Or comment un banquier central fait-il baisser sa monnaie ? Ce ne sont pas des tas de billets qu’il échange mais de la dette souveraine. Il utilise les réserves de changes du pays pour acheter des obligations souveraines étrangères, c’est son Livret A. Ou alors il emprunte auprès de sa population et, avec le cash levé, il achète des obligations souveraines étrangères.
Problème : un pays ne peut pas impunément racheter la dette déjà émise, en émettre de la nouvelle qu’il rachète aussi et acheter de la dette étrangère.
Le yen est donc en route vers l’effondrement et c’est pour cela que, récemment, les obligations japonaises ont été plusieurs fois suspendues de la cote. C’est ce qui s’est passé le 5 avril sur le 10 ans japonais : les rendements ont bondi violemment. Le marché a été suspendu de la cotation.
Le Japon, premier domino d’un krach obligataire mondial ?
En mai, partout dans le monde, les rendements obligataires sont partis à la hausse parce que les Japonais ont réduit leurs achats d’obligations et que le discours de la Fed commence à inquiéter. En un mois, les taux américains sont passés de 1,60% à 2,23% (le 29 mai). Cela correspond à une baisse de 30% sur la valeur nominale des obligations.
Les taux français se sont aussi tendus : ils sont passés de 1,80% (moyenne d’avril) à 2,056% le 30 mai, soit une baisse de plus de 10%. En mai, le rendement du Bund est passé de 1,20% à 1,50%, une chute de 20%. Le vendredi 29 mai, la Banque centrale européenne mettait en garde contre une résurgence de la crise de la dette et s’alarmait de la forte hausse des créances douteuses.
Le Japon est en train de casser le mythe de la création monétaire comme solution à la crise.
[Comment vous protéger – et surtout profiter ! – d’un krach obligataire au Japon ? C’est ce que vous propose Simone Wapler dans sa dernière Stratégie. Les dettes s’empilent, la pyramide est à deux doigts de s’effondrer… prenez les devants !]